Panique sur l’aspartame : vraie crainte ou fausse alerte ?
L’entreprise Yuka, associée aux associations Foodwatch et Ligue contre le cancer, demande l’interdiction de l’édulcorant. Une démarche qui laisse sceptiques les sociétés savantes.
es jeunes générations, qui n'ont pas connu les violentes campagnes anti-aspartame qui se sont succédé ces dernières décennies, auront pu ressentir, ce 4 février, un certain vent de panique. Reprise par la quasi-intégralité de la presse française, une campagne choc, lancée par les associations Foodwatch, la Ligue contre le cancer et l'entreprise Yuka (une application qui permet de scanner le code-barres des produits afin de connaître leur impact sur la santé), accuse l'édulcorant de favoriser le cancer, réclame son interdiction en Europe et lance une pétition pour faire pression, via l'opinion publique, sur Bruxelles et sur les États membres.
« L'aspartame est associé à un grand nombre de pathologies, notamment des risques de cancer plus élevés, des maladies cardiovasculaires, le diabète de type 2. Il est aussi accusé de perturber le microbiote intestinal », ont affirmé avec aplomb, sur toutes les antennes, différents porte-parole des associations impliquées, faisant pleuvoir leurs alertes sur la presse à la manière d'un « tapis de bombes ».
Peur panique
Une communication anxiogène, à mille lieues de l'état réel des connaissances scientifiques, qui a sidéré jusqu'aux oncologues… « Aucune information nouvelle ne permet de lancer cette alerte. Ou alors il faut interdire la pilule, le traitement hormonal substitutif et tant d'autres substances avec des risques relatifs comparables… C'est absurde ! » s'est emporté, sur les réseaux sociaux, le docteur Jérôme Barrière, oncologue et membre du conseil scientifique de la Société française du cancer (SFC).
« Quand on lance ce type de message simplificateur, il faut mesurer les risques que cela peut engendrer en termes de changements potentiels de comportements. Est-il préférable qu'un adolescent abandonne son Coca Zéro et se rabatte sur un soda sucré ? On perd toute notion de proportion », explique-t-il au Point. « Les causes principales de cancer sont connues : alcool, tabac, obésité, sédentarité… Et elles écrasent tout. D'autres causes sont suspectées, par exemple l'alimentation ultratransformée. Mais, pour l'aspartame, le niveau de preuve est extrêmement faible », insiste le spécialiste, se disant « atterré » que l'ensemble de la presse ait relayé l'« alerte » « sans rien vérifier ».
Qu'en est-il, justement ?
L'aspartame est un édulcorant non nutritif, dont la saveur sucrante est environ 200 fois supérieure à celle du saccharose [le sucre, NDLR] et qui permet donc de le remplacer sans apporter de calories supplémentaires. Découvert en 1965, il est utilisé dans des milliers de produits dans le monde et il reste, depuis sa première autorisation en 1974, l'un des additifs alimentaires les plus étudiés, avec plus de 100 études évaluant sa toxicité potentielle. L'Europe lui a attribué la référence E951.
Sur la base de ces nombreuses études, une NOAEL [No Observed Adverse Effect Level, NDLR], ou dose sans effet nocif observable, a été établie : elle désigne la quantité maximale d'une substance n'induisant aucun effet nocif sur une population qui y est exposée. Pour l'aspartame, elle est de 4 000 mg par kilo de poids corporel et par jour. C'est-à-dire, pour un adulte de 70 kg, 280 000 mg, ou 280 grammes.
Sur la base de cette NOAEL, les agences de santé ont appliqué un facteur de sécurité de 100 pour fixer la DJA [dose journalière admissible, NDLR] à 40 mg par kilo de poids corporel et par jour pour l'être humain, selon l'Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Aux États-Unis, la FDA a fixé une DJA légèrement plus élevée, à 50 mg par kilo et par jour. Concrètement, un adulte de 60 kg peut ingérer tous les jours, toute sa vie, 2 400 mg (2,4 g) d'aspartame sans courir le moindre risque pour sa santé (la dose atteignant 3,2 g par jour pour un adulte de 80 kg et 1,2 g par jour pour un enfant de 30 kg.)
À titre de comparaison, la dose journalière admissible pour la caféine est beaucoup moins élevée, fixée à 5 mg par kilo de poids corporel et par jour – raison pour laquelle il est fortement recommandé que les enfants n'y soient pas exposés du tout. Dans la vraie vie, pour un soda « light » contenant environ 180 mg d'aspartame par canette, il faudrait donc plus de 13 canettes par jour pour atteindre la DJA d'un adulte de 60 kg.
Qu'en dit l'OMS ?
La polémique a été brièvement relancée en 2023, quand le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) a classé l'aspartame comme « peut-être cancérigène » (groupe 2B). Le comité d'experts justifiait à l'époque cette nouvelle classification par le fait que les preuves d'une association avec le cancer du foie, discutées, étaient apparues « limitées », sur la base des études effectuées sur des humains et sur des rats au cours des dernières décennies. À l'inverse, la viande transformée (charcuterie) a été classée comme un cancérogène « avéré », et l'eau chaude comme un « cancérogène probable ». La FDA a fermement rejeté cette conclusion, soulignant les « lacunes significatives » des études utilisées par le CIRC.
Le 14 juillet 2023, le comité conjoint de l'OMS et de la FAO (Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture) déclarait que les limites recommandées de consommation quotidienne d'aspartame ne seraient pas modifiées, cette nouvelle classification du CIRC ne changeant rien à son évaluation toxicologique.
Pour justifier leur « alerte », les auteurs de la pétition lancée ce 4 février s'appuient sur une étude épidémiologique de l'Inserm, publiée en 2022. Conduite sur 102 865 participants de la cohorte Nutrinet Santé (dont 78,5 % de femmes), elle identifierait les premiers risques de cancer à partir d'une demi-canette de soda à l'aspartame par jour seulement. Mais cette étude comporte de très sérieuses limites, régulièrement pointées par les épidémiologistes.
« Dans cette étude, le surrisque est de 1,15, avec un intervalle de confiance de 1,03 à 1,28 », explique le docteur Jérôme Barrière. « Cela ne représente quasiment rien à titre individuel. C'est du même ordre que le fait de prendre la pilule pendant dix ans. Et on ne peut pas écarter le fait que les gens qui utilisent de l'aspartame ont d'autres facteurs de risque associés. » Dans l'étude, l'âge des premières règles, le nombre d'enfants par femme ou l'âge du premier enfant, facteurs de risque connus, n'ont été renseignés que pour les femmes ayant déclaré un cancer du sein. « L'impact des sodas sucrés et l'hyperconsommation d'aliments ultratransformés sur l'obésité infantile sont des facteurs de risque bien plus préoccupants », s'agace l'oncologue. « Interdire l'aspartame sur signal très faible, et non confirmé, observé à partir d'une cohorte paraît disproportionné. Il ne faudrait surtout pas que les jeunes se rabattent sur des sodas sucrés. »
Source : https://www.lepoint.fr/